[Chronique] Petites Reines de Jimmy Lévy

Publié aux éditions Cherche-midi – 24 août 2017 – 272 pages
Merci à Benoît pour cette lecture (et aux éditions Cherche-midi bien entendu)

Une sidération littéraire

Deux femmes aux antipodes du monde, de l’âge, du siècle, de l’humanité, de la survie.
Une adolescente impubère, dans sa tribu primitive aux confins du désert, lutte pour échapper à la tradition sacrificielle qui pèse sur elle depuis sa naissance.
Une vieille dame indigne sur une plage californienne, au crépuscule de son existence, s’acharne à étouffer sa mémoire et à endiguer les marées de souvenirs qui refluent inexorablement.

Deux petites reines, deux tours en feu.

Voilà, il est temps de revenir sur une lecture de la Rentrée littéraire particulièrement marquante. Vous le savez, parfois on rencontre des livres, on apprécie et on oublie un peu, comme l’inconnu(e) avec qui nous avons échangé des politesses dans un lieu public. Et puis, vous avez les rencontres marquantes, elles ne sont pas forcément un coup de cœur ou coup de foudre, mais se distille dans votre esprit et votre cœur pendant la lecture, mais aussi après. Car, indéniablement, vous y repensez, vous vous interrogez. Ce fut le cas avec Petites Reines de Jimmy Lévy, que Benoît du Cherche Midi m’a proposé en lecture. Quelque temps après, nous nous sommes retrouvés un soir d’octobre pour parler, lecteurs réunis, de ce roman si particulier, qu’il nécessite vraiment de s’impliquer et de débrieffer. Petites Reines, de prime abord, ne semble pas être fait pour tout le monde. En soi, j’ai envie de vous dire que c’est vrai, mais si je le fais, c’est aussi vous dissuader de lire ce que je considère comme un chef d’œuvre. Mais soyez prévenus, Petites Reines va vous heurter, vous secouer, vous ébranler, vous toucher, vous émouvoir. Vous n’aurez d’autre choix que d’être actif dans cette lecture.

Mais avant de poursuivre sur cette chronique je souhaite juste vous avertir sur un point : si vous allez en librairie (physique ou virtuelle), et que, pour voir si cela vous plait, vous lisez les deux premières pages, svp, ne vous y fiez pas. Ne jugez ce livre ni sur sa couverture ni sur son début. Pour juger de manière objective, il est nécessaire de le lire en entier. Sans cela, vous ne saurez pas de quoi vous parlez, et ce n’est absolument pas méchant de ma part de dire ça. Les premières pages sont violentes. Pour certains lecteurs, insoutenables. Et alors ? C’est une vérité, un héritage, des faits. Peu importe qu’ils soient authentiques ou fantasmés par l’auteur, ce début, c’est l’histoire d’Anoua, l’une de nos Petites Reines. Ne vous fiez pas à un début, intégrez le tout. Laissez-le reposer avant de vous prononcer. C’est un roman coup de poing, on s’en relève avec difficultés, mais il est exceptionnel. Préparez-vous à affronter la force du temps, la puissance des souvenirs et à embrasser la féminité dans toutes ses dimensions. Car oui, quelque part, Petites Reines est un roman diablement féministe.

« Les souvenirs, ça tue le temps, littéralement. Et ça te tue pendant tout le temps que tu te souviens. »

Nous allons rencontrer deux femmes, aussi opposées que possible. L’une vit aux États-Unis dans son confort luxueux, perdant peu à peu la raison, aux portes de la mort, et elle se souvient. Nous l’appellerons Queenie. Et puis plus loin, dans une tribu ancestrale, nous allons rencontrer Anoua, qui nait dans un bain de sang et de barbarie au nom des coutumes de sa tribu ancestrale. Anoua, Petite Reine de cette tribu et qui devoir en porter le fardeau et la destinée sur ses épaules alors qu’elle n’aspire qu’à une liberté. La liberté est justement un pont évident entre nos deux personnages : Queenie veut oublier sa vie, se libérer du poids des souvenirs, Anoua, elle veut vitre autre chose que ce qui lui est promis en raison de son statut. Elle ne veut pas de la cruauté de ce peuple, elle veut avancer, aller voir plus loin que son village, vivre libre, aimer libre. Les deux femmes nous offrent des points de vue alternés d’une période de leurs vies. Magistralement, l’auteur maitrise deux styles, jouant des codes et du vocabulaire. Queenie est vulgaire, Anoua est amère. Les deux tons se mêlent et créent une dimension narrative fascinante qui nous pousse derrière nos retranchements et nous incite à suivre les deux destins. Vont-elles pouvoir échapper à ce qui les torture ? Peut-on tourner le dos à son destin ?

Anoua est un personnage particulièrement touchant, nous la voyons naitre. Ou plutôt, elle nous raconte sa naissance. Ce sont les fameuses premières pages uppercut. Vous allez en prendre plein la tête pendant le temps qu’il vous faudra pour les dépasser. Ensuite, vous allez apprendre ce qu’est la vie de cette femme dans sa tribu. Elle ne vous épargnera rien, utilisera un vocabulaire franc et sans détour. Elle vous parlera des tabous de la féminité, avec les menstruations et la sexualité, avec son devoir à assumer alors qu’elle ne souhaite qu’une chose : être libre d’aimer celui qu’elle a choisi. Anoua, tout au long du roman, va faire un parcours immense. Mais jamais elle ne nous dira d’où elle vient exactement, et ça, ce sera au lecteur de réfléchir pour vraiment comprendre. Anoua est une Petite Reine. Une Tour.
Queenie est une narratrice peu fiable. Elle vous prévient de suite, elle va mentir et perdre la tête. Queenie n’aime personne et jure comme pas possible. Elle est seule, isolée, mais ne recherche pas la compagnie des autres. Queenie est malgré tout cela très touchante, car nous la verrons s’éprendre de nouvelles personnes dans sa vie et offrir, donner, mais attention, jamais sans coups fourrés. Mais, dit-elle toujours la vérité ? Quelle part est accordée au rêve et au fantasme dans son histoire ? Elle, qui ne veut pas se souvenir, crée des images et des scènes qui n’existent nulle part ailleurs que dans les méandres de son cerveau, qui bientôt, oubliera le reste. Queenie est une Petite Reine. Une Tour.

Bien sûr, à côté de nos deux reines, nous rencontrons les personnages secondaires. Nous serons surtout marqués par ceux qui vont et viennent chez Queenie. Eux restent vivants et sont humains. Alors qu’autour d’Anoua, la mort est partout, la cruauté, un mode de vie. Pour y échapper, elle connaitra d’autres modes de vie, d’autres cruautés. Toutefois, Queenie s’est enfermée dans une vie lugubre, depuis bien longtemps, en faisant les mauvais choix. Qui est-elle vraiment ? Nous l’ignorons, nous sommes dans le flou et pourtant nous nous délectons des pions qu’elle avance sur l’échiquier de sa fin de vie. C’est fort, intense, poignant et déroutant. Encore une fois, magistral.

« La solitude je l’ai bien cherchée. Et elle m’a bien trouvée. La compagnie des humains est devenue une tare. Ça distrait certes parfois, mais tout autant que ça encombre. Ça soulage autant que ça empoisonne. Il suffit qu’un détail de leur comportement, de leur tenue, de leur parfum ou de leur intonation te rappelle quelque chose, quelqu’un, et c’est reparti pour les égoûts du passé. La compagnie, à la longue, ça te fait te sentir plus seule que quand tu l’es. C’est juste une attestation de ta solitude. Une augmentation. Une entrave à sa liberté. »

Petites Reines va vous inviter à réfléchir sur une thématique douloureuse et vive : la mémoire, le souvenir. Comment avancer quand les souvenirs vous tirent vers le bas ? Nos deux petites Reines sont engluées dans la douleur des instants passés, des regrets, remords et occasions manquées. Elles sont brisées par la vie, par l’authenticité des faits, elles ne peuvent pas fermer les yeux et chasser les images les plus difficiles de leur existence. Queenie, va, d’un coup nous apparaitre différemment quand nous comprenons son plus grand drame, celui de toute une vie, qui n’est absolument pas celui auquel nous pensions au début de la lecture. C’est une femme blessée qui a choisi la solitude et l’agressivité verbale comme défense. Anoua elle, n’aura que ses coutumes et la violence inhérente à sa tradition pour avancer quoi qu’il en soit. Mais alors, pourquoi ces deux femmes ? Qu’ont-elles en commun si ce n’est la féminité et le souvenir ? Cela, c’est à vous, lecteur, de le découvrir en lisant ce roman. Croyez-moi, vous n’êtes pas au bout de vos surprises avec ce livre.

Alors, Petites Reines est-il un roman féministe ? Tout dépend comment vous le lisez, quelle interprétation vous en faites. Pour moi, indéniablement, oui. Déjà au travers d’Anoua qui nous parle de sa révoltante condition féminine au sein d’une tribu ancestrale. Anoua parle au nom de toutes les femmes qui veulent être libres d’aimer, de vivre, de voyager. Ces femmes qui ne veulent pas être sous le joug des hommes. Et puis Queenie, qui regrette sa dépendance à un homme qui ne la méritait pas, qui regrette la violence qui peut-être faite aux femmes, sous le simple prétexte que justement, elles ne sont que des femmes. Vous lirez de la violence, de la sexualité, de l’asservissement. Mais vous lirez surtout un roman qui dénonce, qui hurle à la face du monde que les femmes ne sont en aucun cas inférieures à l’homme. Anoua nous le prouvera en privant sa tribu d’un élément essentiel… Elle prendra le pouvoir, même si cela ne durera pas. Elle profitera des rôles inversés pour assouvir une vengeance trop longtemps marinée. Queenie s’en prendra à ceux qui lui sont proches, mais alors, quelque chose va se fêler et nous découvrirons son cœur et non ses injures…

Petites Reines c’est l’histoire de deux existences que tout semble opposer. Deux Tours comme celles de New York, nous dira l’auteur. Leur chute sera douloureuse et la mémoire marquée à jamais. Deux femmes flirtant avec les ténèbres, mais cherchant, malgré tout ce qu’elles diront, la lumière, le salut, l’oubli. Vous vous rendrez vite compte de l’expérience de l’auteur dans le milieu du cinéma, puisque son livre est très visuel, très cinématographique. Les scènes vous apparaissent avec netteté, le focus fait sur les deux personnages, le reste évoluant en arrière-plan, comme des vautours prêts à sauter sur leur proie. La plume prend des allures de prose, engage un lyrisme incroyable tout en étant cru, vulgaire, rude, parfois les mots sont crachés sous l’impulsion, d’autres fois ils vous caressent en douceur. C’est une écriture ingénieuse et fascinante qui signe là, pour moi, un chef-d’œuvre. Laissez-vous cueillir par les mots, les lignes, le récit, passez outre la violence parfois très vive et écoutez l’histoire qui vous est racontée. Quant au final, permettez-moi de vous dire qu’il va vous emporter dans les méandres de réflexion insoupçonnés. Faites-en ce que vous voulez, mais cette histoire pourrait très bien être la nôtre.

Petites Reines est un joyau caché de la Rentrée littéraire. Avec une plume magistrale, Jimmy Lévy nous conte une histoire peu ordinaire en mêlant deux existences au destin très différent. Il n’hésite pas à faire usage d’un vocabulaire vulgaire, mais sait également tomber dans la fantastique prose du récit. Féministe et heurtant, ce roman est à découvrir absolument, ce sera à vous de tailler le diamant brut qu’il est.

« Les souvenirs se déguisent pour danser au bal masqué de nos regrets, aussi fardés que des vieilles putains. Les souvenirs c’est dégueulasse, ça ne rappelle que ce qui manque, juste pour rappeler que ça manque. Les souvenirs, à partir d’un certain âge, d’une certaine quantité, il faudrait ne plus en avoir, ne plus les accumuler. On devrait pouvoir se vidanger la mémoire dans une fosse commune où on ne reconnaîtrait plus les siens. »

Un livre très déroutant, qu’il ne faut surtout pas juger sur ses premières pages plutôt barbares. Si la violence est une trame même du récit, elle n’est rien par rapport au poids des souvenirs, de la mémoire et du destin de ces deux femmes, telles les deux tours jumelles. Être une reine, avoir un destin particulier, mais avant tout être femme, voilà ce que ce récit vous racontera tout en vous incitant à réfléchir sur bien des aspects. La plume est magistrale et passe d’un personnage à l’autre avec une facilité déconcertante, et les claques s’enchainent au rythme des chapitres. Les vérités sont crues et appartiennent aux ténèbres, peut-être que les mensonges, eux appartiendront alors à la lumière.

Pour terminer, un avis de libraire, qui figure sur le site du Cherche-midi et qui est sublime synthèse de ce roman :

Peut-on s’affranchir du passé et à quel prix ? Les petites reines de Jimmy Lévy luttent pour leurs rêves ou contre leurs souvenirs pour trouver leur place. Le lecteur, lui, rempli de sensations et d’émotions intenses, n’a aucun mal à trouver la sienne. Muriel Gallot, Librairie L’Intranquille (Besançon)

16 réflexions sur “[Chronique] Petites Reines de Jimmy Lévy

  1. Vampilou fait son Cinéma dit :

    La couverture est déjà très particulière, mais ton avis est encore une fois très éclairé ! Bien que tu dises qu’il n’est peut-être pas pour tout le monde, ça ne me fait pas peur et je suis très curieuse de voir comment je pourrais le percevoir 😃

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  2. Carnet Parisien dit :

    Comme tu le sais, je n’arrive toujours pas à me décider sur ce roman. L’ai-je aimé ? Ou pas ? Je suis passée à côté d’énormément de choses, je n’ai pas envie de renouveler l’expérience de lecture, et je ne saurai pas à qui le conseiller. C’est un livre très difficile et peu abordable, je suis heureuse d’avoir reçu des clés de lecture grâce au club, mais pour autant… j’en attendais plus.

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    • BettieRose dit :

      Je comprends ton sentiment, on a eu l’occasion d’en parler. Pour moi c’est un chef d’oeuvre mais pas de ceux qu’on recommande à tout le monde.
      Avoir les clés fut un plus non négligeable en tout cas. Et je comprends que tu en attendais plus car ici c’est livré brut, tel quel.

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