[Chronique] Par le vent pleuré de Ron Rash

Publié aux éditions du Seuil – Août 2017 – 200 pages
Merci à Seuil, et Decitre pour cette lecture

Dans une petite ville paisible au cœur des Appalaches, la rivière vient de déposer sur la grève une poignée d’ossements, ayant appartenu à une jeune femme. Elle s’appelait Ligeia, et personne n’avait plus entendu parler d’elle depuis un demi-siècle. 1967 : le summer of love.
Ligeia débarque de Floride avec l’insouciance et la sensualité de sa jeunesse, avide de plaisirs et de liberté. C’est l’époque des communautés hippies, du Vietnam, de la drogue, du sexe et du Grateful Dead. Deux frères, Bill et Eugene, qui vivent bien loin de ces révolutions, sous la coupe d’un grand-père tyrannique et conservateur, vont se laisser séduire par Ligeia la sirène et emporter dans le tourbillon des tentations. Le temps d’une saison, la jeune fille bouleversera de fond en comble leur relation, leur vision du monde, et scellera à jamais leur destin – avant de disparaître aussi subitement qu’elle était apparue.
À son macabre retour, les deux frères vont devoir rendre des comptes au fantôme de leur passé, et à leur propre conscience, rejouant sur fond de paysages grandioses l’éternelle confrontation d’Abel et de Caïn.

Ron Rash n’était pour moi qu’un nom, un auteur parmi tant d’autres. Et puis cette année, pour la Rentrée littéraire, je tombe sur le titre Par le vent pleuré. La couverture, le titre m’intriguent. Je lis alors la 4e de couverture et là je me rends compte que ce roman pourrait vraiment me séduire. L’époque, les deux frères et cette jolie sirène, le tout dans des paysages grandioses et le temps d’un été… tout pour faire un roman noir comme je les aime, à l’ambiance inquiétante et lourde. Les souvenirs qui remontent au rythme de la découverte des ossements, et l’un des frères, qui s’interroge alors grandement sur ce qu’il s’est passé. Qu’est-il réellement arrivé à Ligeia ? 

Nous sommes à la fin des années 60. Rock’n roll, drogue, sexualité, summer of love, voilà le programme sous fond de guerre du Vietnam et de communautés hippies. Eugene et Bill sont deux frères aux destins bien différents et sous la coup d’un grand-père tyrannique, méprisant et conservateur. Médecin de profession, ce dernier décide que l’ainé, Bill, se devra de l’être aussi. Quant à Eugene… peu s’en préoccupent pour le moment. Bill a une vie toute tracée avec une petite amie qui l’attend sagement. Il fait ses études et l’été, tout comme son frère il travaille au cabinet médical. La vie est loin d’être simple, mais jusque là, les deux frères semblaient s’en contenter. Jusqu’au jour où, lors d’une de leur sortie pêche habituelle du dimanche ils rencontrent Ligeia. Elle est belle, elle est jeune, est là pour l’été ou un peu plus et semble totalement désinhibée. Ayant vécu en communauté hippie, la jeune femme est habituée à consommer diverses drogues et voit en ces deux gamins, l’opportunité d’une pharmacie personnelle chez leur grand-père. Très vite, elle entraine les deux frères dans un tourbillon de sensualité, de liberté et de sexe. Si Bill a une petite amie et se doit de ralentir leur histoire, Eugene, lui, s’initie aux plaisirs charnels et est prêt à tout pour garder sa sirène près de lui. Mais un jour elle disparait, simplement. Quand ses ossements ressurgissent 46 ans plus tard, les deux frères retombent dans les souvenirs. En particulier Eugene, qui n’a jamais oublié la jeune femme, celle qui l’a initié à l’alcool et au sexe alors qu’il avait quinze ans. Que s’est-il passé ? Lui était persuadé qu’elle était retournée chez elle…

Roman noir par excellence, Par le vent pleuré bénéficie d’une ambiance sombre et oppressante parfaitement installée dans des décors époustouflants des Appalaches. La grandeur de la nature se confronte très vite à un certain enfermement, ou plutôt engrenage qui s’articule autour du jeune Eugene, pris dans le piège de sa sirène et prêt à tout pour la séduire, la rendre amoureuse. Premier amour, premières expériences, le récit se veut initiatique et à la fois souvenir d’un été d’insouciance. Ron Rash excelle à nous plonger dans la torpeur de cet été et n’hésite pas à nous faire revenir brutalement sur terre en revenant dans le présent ou encore en se souvenant de l’homme ignoble qu’était le grand-père des deux frères. Le contexte historique est posé intelligemment, mais jamais ne vient alourdir l’histoire d’un été sans limites… ou presque. Si les ossements de Ligiea remontent si longtemps après, Eugene ne peut oublier. Il va alors confronter son frère pour obtenir la vérité. Mais ce sera loin d’être simple, car certaines choses sont mieux tenues à l’écart.

Nous explorons aussi deux vies, celle des jeunes qu’ils étaient, celle des adultes vieillissants qu’ils sont désormais. Bien évidemment, ils sont différents, et ce depuis toujours. Mais là où l’un s’inquiète d’un destin, l’autre fait tout pour dissimuler la moindre parcelle de vérité. Traumatisés tous les deux par la violence psychologique et physique de leur grand-père, ils ont instauré une certaine distance autour d’eux. Eugene passe son temps à boire, pour oublier, fuir ou ne plus sentir. Alternant entre l’époque actuelle, à savoir 2015 et 1969, notre narrateur, Eugene, nous conte alors l’histoire de deux frères. En 1969, Eugene expérimente le sexe et l’alcool et ce sont pour lui les plus fabuleuses découvertes. Pour une fois, il a cette sensation d’être supérieur à son frère, fort et invincible car il profite. À la maison, il est toujours considéré en dernier puisque son grand-père tyrannique en a décidé ainsi. Avec une figure paternelle absente et une figure maternelle totalement à côté de la plaque, les deux jeunes hommes sont à la merci du vieux médecin sans scrupules.

L’ambiance se veut crépusculaire. À chaque instant, nous avons l’impression que quelque chose va se produire. Et pourtant, Ron Rash reste dans la limite orageuse et brouille les pistes. En à peine 200 pages, il parvient à tisser un récit sombre et percutant, revisitant l’opposition mythique d’Abel et Caïn, les deux frères étant dans un chemin de vie opposé, réussite pour l’aîné, déchéance pour le cadet et faisant de la fin des années 60 une époque où toutes les débauches étaient possibles. Mais il étudie aussi avec brio le poids de l’héritage familial et celui de la liberté, du choix, de l’avenir qu’on prend soi-même en mains et non sous la coupe des autres. Ligeia, notre figure féminine et malheureusement celle qui refait surface sous forme d’ossements, envoute nos garçons telle une sirène et se joue de leurs sentiments. Pas vraiment morale, nous ne pouvons pas dire que nous nous attachons à elle, mais son parfum de scandale nous entraine à sa suite malgré tout. Quand nous refermons le roman, nous avons cette impression d’avoir passé un été hors du temps, au bord du lac à la découverte de la vie, tout en ayant à lutter contre une figure bien trop autoritaire. Les paysages sont esquissés avec grâce et talent et nous plongeons dans les vastes étendues américaines en un rien de temps. 200 pages d’une efficacité redoutable et qui font de Ron Rash un excellent conteur, car ces fameuses pages vous ne les verrez pas défiler tant la plume, mélancolique, est fluide et entrainante.

« Dans la vie on fait des choix, et il faut accepter les conséquences de ces choix. Dans notre enfance, Bill et moi avons souvent entendu cette maxime de Grand-père, à propos de tout. »

Roman noir et d’initiation, Par le vent pleuré raconte l’été qui a changé la vie de deux frères. Quarante-six ans plus tard, ils doivent se confronter au passé et comprendre ce qui les a menés où ils en sont. Duel mental entre Eugene et Bill, entre déchéance et réussite, mémoire tenace et volonté d’oublier. Une question demeure : que reste-t-il des jeunes garçons qu’ils furent en cet été-là ? Fantastique.

22 réflexions sur “[Chronique] Par le vent pleuré de Ron Rash

  1. Kathleen Torck dit :

    Je me souviens de ce livre que tu nous avais présenté pour la rentrée littéraire, j’avais hâte de lire ton avis dessus. Maintenant c’est chose fait !
    Je pense qu’il pourrait me plaire, j’aime bien les romans noirs, les romans qui nous font voir la vie sous nu autre angle, qui nous pousse parfois hors de nos retranchements. L’histoire de ces deux frères m’intéressent, je te remercie pour la découverte 🙂

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