[Chronique] La Porte du Ciel de Dominique Fortier

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Publié aux éditions Les Escales – 5 janvier 2017 – 249 pages
Merci aux éditions Les Escales et surtout Jade pour cette belle lecture

 

resumeAu coeur de la Louisiane et de ses plantations de coton, deux fillettes grandissent ensemble. Tout les oppose. Eleanor est blanche, fille de médecin ; Eve est mulâtre, fille d’esclave. Elles sont l’ombre l’une de l’autre, soumises à un destin qu’aucune des deux n’a choisi. Dans leur vie, il y aura des murmures, des désirs interdits, des chemins de traverse. Tout près, surtout, il y aura la clameur d’une guerre où des hommes affrontent leurs frères sous deux bannières étoilées. Plus loin, dans l’Alabama, des femmes passent leur vie à coudre. Elles assemblent des bouts de tissu, Pénélopes modernes qui attendent le retour des maris, des pères, des fils partis combattre. Leurs courtepointes sont à l’image des Etats-Unis : un ensemble de morceaux tenus par un fil – celui de la couture, celui de l’écriture.

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La porte du ciel nous invite en Louisiane, à l’aube de la guerre de Sécession (qui a duré de 1861 à 1865 et dont l’issue fut l’abolition de l’esclavage. C’est un sujet que nous abordons peu dans notre éducation en France et pourtant il est d’une importance capitale). Le nom d’Abraham Lincoln ne vous est sans doute pas inconnu et vous aurez l’occasion de le lire dans ce roman unique et atypique. Pour situer très grossièrement le contexte, au cas où, cette guerre opposa les États-Unis d’Amérique, avec en tête Abraham Lincoln, aux Etats-Confédérés d’Amérique dirigés, eux, par Jefferson Davis, rassemblant alors 11 états du Sud. Ces 11 états avaient fait sécession, ce qui se définit comme suit « acte politique consistant, pour la population d’un territoire ou de plusieurs territoires déterminés, à se séparer officiellement et volontairement du reste de l’État ou de la fédération à laquelle elle appartenait jusqu’alors. La sécession s’emploie aussi en usage de guerre. »(source Wikipédia). Je ne vais pas vous faire un cours d’histoire sur ce sujet dont je ne suis pas professionnelle, mais je voulais vous faire entrer dans le contexte de ce roman, qui n’est pas vraiment poussé sur le plan historique et qui va traiter du sujet d’une manière unique, poétique, et atypique. Si cette façon de faire peut frustrer certains lecteurs, et s’il peut s’avérer facile de ne pas réussir à lui accorder l’attention et la concentration nécessaire, pour ma part, je fus subjuguée du début à la fin par l’histoire, la plume et l’audace d’une telle écriture. Rien que le choix du narrateur se veut innovant, unique, fascinant.

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Le cœur ou la base, appelez cela comme vous le voudrez, de ce roman est le destin lié de deux jeunes filles. Est-ce qu’elles se ressemblent ? Oui et non. C’est très simple : Eve est noire, Eleonor est blanche. Mais, jamais elles ne se quittent, leur amitié créant une histoire forte et solidaire. Ainsi quand vient le temps de voler de ses propres ailes pour Eleonor, elle ne le fera pas sans faire suivre son amie. Mais Eve n’est pas une esclave. Ni une nouvelle fille. On ne va pas s’afficher et se couvrir de honte en l’emmenant à l’église, qu’elle aille donc à celle réservée pour les gens de couleurs. Eve sera bien traitée, mais ne dinera pas en présence de grands invités. Eve est à une place indéfinie : ni esclave ni égale aux blancs. Et le conflit qui éclate finira, peut-être, par lui apporter des réponses quant à son identité. Si je peux évoquer un seul regret dans ce roman, c’est justement le lien entre les deux filles. J’aurais aimé que leur amitié, pourtant très forte, nous soit encore mieux démontrée, qu’elle nous serre le cœur et le réchauffe en même temps. Mais, notre narrateur, faisant des bonds dans le temps et les anecdotes, au gré du vent qui souffle, ne nous laisse pas toujours approcher de cette histoire, comme si cette dernière n’appartenait qu’à elles. Mais, nous sentons l’amour entre ces deux femmes, fraternel et fusionnel. Nous pourrions presque dire qu’elles ne sont qu’une, chacun apportant sa facette de sa personnalité. Elles se complètent. Mais quand l’enfance laisse place à l’âge adulte, l’innocence cède du terrain à l’envie, la trahison, le désir. À l’image de cette guerre qui divise, la vie peut-elle permettre aux deux femmes de rester unies ?

N’étant pas un roman purement historique, ne vous attendez surtout pas à lire des scènes de guerre, des dates, des faits. Non. Le narrateur n’a ici pas cette vocation, mais plutôt celle de contempler de sa hauteur les vivants, ceux qui doivent avancer avec le changement, ceux qui assistent impuissant à l’émergence d’une nouvelle terreur, le KKK. Et puis vient l’interrogation de la légitimité de chacun, de ce qu’il est bon de faire ou pas pour se tirer de ce conflit. Lincoln a-t-il tort ? Est-ce qu’il faut sacrifier autant d’hommes par la libération d’un peuple ? La réponse vous la connaissez. La liberté. Mais cette liberté, durement acquise, que va-t-elle changer dans l’immédiat ? Comment apprendre à être libre quand, depuis des générations, vous êtes esclaves ?

Au-delà de la poésie mise dans le choix du narrateur, Dominique Fortier va mettre en trame de fond, en fil rouge si j’ose dire, l’art de la courtepointe. Fascinant fil conducteur du roman, nous apprendrons ce que cet art veut dire, ce qu’il enseigne et représente. L’auteure fera parfois des pauses pour mieux nous en approcher. Ces pauses narratives, certaines fois, viendront casser le rythme de l’histoire, à d’autres occasions donneront un rebond intéressant. Un hommage haut en couleur et des anecdotes fascinantes, à l’instar de cette petite fille à la courtepointe blanche. Dominique Fortier choisit le symbole même de la liberté pour l’appliquer aux femmes qui n’en connaissent aucun. Chaque point de couture incarne une forme d’expression, à défaut de pouvoir vivre librement. La courtepointe qui nous apparait au départ dérisoire devient alors fascinante et émouvante.

Vous le lirez sûrement dans d’autres chroniques : pour apprécier La porte du ciel, il faut être en conditions de se laisser porter par la plume et sa poésie, par cette voix unique et saisissante. Il est indispensable, pour moi, de lire ce roman au calme, en cherchant l’amour derrière les conflits, la liberté derrière les entraves et surtout, ne pas attendre de développement profond des personnages que nous allons juste survoler le temps de quelques années. Au fond, est-il vraiment utile de connaitre parfaitement nos deux jeunes femmes pour comprendre les enjeux du conflit sur leurs vies ? Pour saisir leurs sentiments si justes et saillants ? Retenons aussi l’image sublime de l’église faite de tout et de rien et de l’amour du père Louis pour ses prochains. Un homme, qui déjà, voulait reconstruire l’Amérique sur des bases équitables où chacun serait libre de vivre, de circuler, d’aimer, d’exister. C’est donc une vision faite de bric et de brac, comme cette église que nous offre Dominique Fortier. Et au-delà de nos deux jeunes femmes, c’est un conflit historique qui nous est présenté sous une phase légère comme le vent, et la liberté à l’image même de la courtepointe…

enbref

Un roman poétique et atypique sur une période capitale de l’histoire des États-Unis. Au travers du portrait de deux femmes, amies, l’une Noire, l’autre Blanche, le narrateur nous raconte ce qu’il reste de cette époque et l’enjeu des combats pour la liberté. Un livre qu’il faut prendre le temps d’apprécier, sans s’attendre à rencontrer des personnages très travaillés ou une histoire détaillée. Dominique Fortier nous offre ici une vision de la liberté et nous invite à nous poser la question de sa véracité. Sublime.

MANOTE

18/20

4flamants

 


CITATIONS

« Mais il faut que je vous explique, peut-être : certains choses sont de notoriété publique :
Par exemple, le fruit de l’union d’un âne et d’une jument est un mulet, tandis qu’une ânesse et un cheval donnent un bardot.
Par exemple, le basilic naît de l’accouplement de deux coqs, dont on donne les oeufs à couver à des crapauds Il en sort des poussins auxquels poussent au bout d’une semaine des queues de serpent.
Par exemple, l’enfant d’un homme blanc et d’une femme noire est un mulâtre ou une mulâtresse.
Si cette mulâtresse a à son tour un enfant avec un Noir, cet enfant est dit noir et l’on n’en parle plus. Le sang noir a pour ainsi dire eu raison du blanc, l’effaçant, le noyant, le dissolvant à jamais. Si par contre une mulâtresse a un enfant avec un Blanc, l’enfant est qualifié de « quarteron ». Une femme quarteronne et un homme blanc produisent un mustee; une femme mustee et un Blanc, un mustee-fino. »

« Est-ce que ce sont des Noirs ou des Blancs ?
-Ce sont des esclaves »

« Il ne vous avait pas échappé, sans doute, qu’Ève avait un statut mal défini. On ne lui demandait pas de frotter les planchers, mais jamais il ne serait venu à l’esprit de quiconque de l’inviter à s’assoir à table quand il y avait du monde à la maison. Elle prenait tous les jours le thé avec Eleanor, dont elle partageait les jeux, mais, après que son amie se fut tamponné les lèvres, Ève rapportait les tasses à la cuisine pour les laver. »

« Vous n’avez pas besoin que je vous explique le moyen de sortir d’un labyrinthe : il suffit simplement de refaire à l’envers le chemin que nous avons parcouru ensemble. […]
Mais il est un autre moyen de sortir d’un labyrinthe : c’est d’inventer soi-même le chemin au fur et à mesure, jusqu’à la sortie, que l’on invente aussi. »

« Ceux qui partent ne reviennent jamais, même quand ils reviennent ». (au sujet de la guerre)

 

 

30 réflexions sur “[Chronique] La Porte du Ciel de Dominique Fortier

  1. Carnet Parisien dit :

    Je suis d’accord avec toi, c’est vrai que je trouve que finalement le lien entre Eléanore et Ève n’est pas très clair. Par contre, contrairement à toi, j’ai trouvé le roman très ancré dans les faits historiques ahah par moment j’avais l’impression que l’auteure voulait me donner un cours ça m’a un peu posé problème.

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    • BettieRose dit :

      C’est vrai qu’on a tous une lecture différente d’un livre. Mais j’ai vu que tu avais appréhendé le livre d’une manière différente suite à la rencontre avec l’éditrice hier ? J’ai hâte que tu nous en dises plus 🙂 En fait, quand j’ai eu fini le livre je suis allée voir un peu l’art de le courtepointe etc.

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      • Carnet Parisien dit :

        Oui 🙂 En fait, le roman a été conçu comme une courtepointe, comme un patchwork. Quand moi je m’attendais à une narration linéaire, en fait l’auteur nous livre une construction plus personnelle et je n’avais pas vu les choses sous cet angle.
        L’éditrice (qui est aussi la directrice de collection) qui en a parlé s’est très bien exprimée et ça m’a permis de voir des choses que je n’avais pas vues 🙂 c’était hyper intéressant !! 🙂 C’est pour ça que je trouve important d’aller rencontrer les gens et parler de ses lectures, même quand on n’a pas forcément accroché, comme ça on est éclairés d’une nouvelle vision qui parfois nous fait revoir notre avis !! 🙂

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  2. Libriosaure dit :

    Ah, ce roman a l’air assez attirant. Une petite question qui peut te sembler de mauvais goût mais… l’auteure étant blanche, as-tu un moment eu la sensation qu’elle posait un regard peut-être un peu « particulier » sur la situation ? Un regard typiquement « blanc » ? Ça semble saugrenu mais j’ai toujours du mal à appréhender les livres qui exposent des problématiques de ce genre lorsqu’ils sont écrits par des blancs, auxquels on donne toujours la parole. J’espère que mes propos ne choquent pas et qu’ils sont clairs. Je ne remets pas en doute la légitimité de l’auteure à parler du sujet mais je me demande dans quelle mesure cela influe sur la teinte du livre.

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    • BettieRose dit :

      Ta question n’est pas de mauvais goût et même plutôt pertinente je pense. Maintenant je vais poser la question d’une autre manière : la personne qui a écrit ce livre génial sur la guerre l’an dernier qu’est Le Chant du Rossignol a-t-elle vécu la guerre ? Porte-t-elle par conséquent un regard différent sur l’évènement ?
      Ce que je veux dire c’est que cela peut s’appliquer à tous les sujets mais le boulot d’un auteur c’est aussi de rester à la fois objectif mais y faire passer son message. Je sais bien qu’ici le sujet est particulèrement délicat et ce n’est pas le premier que je lis sur l’esclavage. Dominique Fortier ne porte pas son regard à elle uniquement, mais celui d’une personne absolument neutre qui est notre narrateur. Celui ci se dévoile dès le départ mais je ne veux pas t’en dire plus au cas où. Disons qu’il n’appartient ni aux blancs, ni aux noirs. Bref, tes propos ne me choquent pas. La question de la légitimité, je pense que nous n’avons pas les outils en mains pour y répondre. Je n’ai trouvé aucun jugement de « valeur » sur les noirs ou les blancs. J’ai même trouvé qu’elle plaçait ses deux héroïnes à égalité tout en rappelant que bien sûr dans le cas concret qu’elle expose, il n’y avait pas cette égalité. Mais ce n’est pas un ouvrage qui appelle à prendre position dans le conflit qu’il peint, jute un fil narratif, construit comme l’art d’une courtepointe. Je pense sincèrement que la liberté narrative que s’est offert astucieusement l’auteure évite d’avoir des regards typiquement « blancs » ou autres. As-tu lu La colline aux esclaves par exemple ? si oui, qu’en as tu pensé ?
      Je sais pas si je te réponds de manière claire, je m’en excuse. C’est un sujet qui me bouleverse car je n’arrive pas à croire que c’était il y a si peu de temps et aujourd’hui sur le blog je vais parler d’un livre contemporain mais qui relate les années 80 pour les Noirs américains de Baltimore et je me dis que le monde n’évolue que très lentement et que quand on est blanc, on ne sait pas ce que c’est qu’être Noir mais cela ne nous empêche pas d’en comprendre en partie le sens. Tu vois ce que je veux dire ?

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      • Libriosaure dit :

        Oui, je vois ce que tu veux dire et non, je n’ai pas lu La colline aux esclaves 🙂 Après, quand tu cites des récits qui ont eu lieu lors de guerres, il est vrai qu’on se pose sans doute moins la question de la légitimité (bien qu’une fois encore, ce n’est pas ça que je remettais en cause !), mais ce sont tout de même les ouvrages autobiographiques sur le sujet qui attirent le plus souvent notre attention. Ou les histoires vraies. Je crois qu’on a tous ce goût d’authentique qui nous rassure sur la « légitimité » des mots. Merci pour ta réponse et au plaisir d’échanger encore 😉

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  3. La route des lecteurs dit :

    C’est un sujet qui m’intéresse énormément (d’ailleurs, La colline aux esclaves me tente également pour cela) mais, dans ce cas-ci, je ne pense apprécier ce roman. Pourquoi ? Car j’ai entendu dire que le style était particulier et que l’auteure ne suivait pas qu’une intrigue. Du coup, je pense que cela ne me plaira tout simplement pas. Après, ta chronique reste très bien construite et intéressante 😉

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