[Chronique] Dites aux loups que je suis chez moi de Carol Rifka Brunt

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Publié aux éditions 10/18 (version poche) – Juin 2016 – 504 pages (Grand format chez Buchet/Chastel)

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Nous sommes au milieu des années 1980, aux États-Unis. June est une adolescente taciturne, écrasée par une sœur aînée histrionique et des parents aussi absents qu’ennuyeux. Depuis sa banlieue triste du New Jersey, elle rêve d’art et de son oncle Finn, un peintre new-yorkais reconnu. Mais Finn est très affaibli et meurt bientôt de cette maladie qu’on n’évoque qu’à demi-mot, le sida. Inconsolable, la jeune fille se lie d’amitié avec un homme étrange, Toby, qui se présente comme l’ami de Finn. Confrontée à l’incompréhension de son entourage, et à la réalité d’une maladie encore honteuse, June va brusquement basculer dans le monde des adultes et son hypocrisie.

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Si j’ai connu ce titre, c’est grâce à l’engouement de Pretty Books. Je m’étais alors promis de le lire. Le format poche étant sorti, j’avais oublié de quoi il s’agissait réellement si ce n’est du SIDA. Ce que j’ignorais en me lançant dans ma lecture, sans lire la 4e de couverture, c’est que ce livre traitait du deuil d’un oncle. Cet élément, totalement omis, ma lecture fut une surprise plus forte encore que je ne pouvais l’envisager. En fin de compte, Dites aux loups que je suis chez moi incarne le coup de cœur pour moi. Explications.

Le deuil d’un oncle, la précipitation dans le gouffre de la vérité

Finn est un peintre, vivant dans l’ombre, mais parvenant toujours à subsister de son art. June lui voue une admiration sans bornes. La jeune fille de 13 ans adore passer ses dimanches après-midi avec son oncle et parrain qui, comme elle, s’intéresse à la beauté du monde et de ce qui l’entoure. Finn l’enrichit rencontre après rencontre, il lui apprend des choses inimaginables pour elle dans sa propre famille, composée de ses parents et de sa grande sœur Greta. Si cette dernière incarnait à une époque la meilleure amie rêvée, les années cruelles usèrent ce lien fraternel. Ainsi, June ne semble vivre que pour ses moments avec Finn. Depuis quelque temps, June l’a appris, Finn se meurt d’une maladie encore méconnue, le SIDA. Va-t-elle véritablement perdre son oncle ? Alors que ce dernier met un point final à son œuvre, un portrait des deux sœurs, il trépasse. Pour June, le monde bascule, la douleur s’immisce au plus profond et rien ne peut l’aider à surmonter cette épreuve. Mais June ignorait tant de choses sur son oncle adoré… Notamment la présence d’un certain Toby dans sa vie. Pourquoi vient-il aux obsèques ? Que représentait-il pour son parrain ? Se pourrait-il qu’il en sache plus qu’elle sur le regretté peintre ? June se rapproche de Toby, s’éloigne de sa famille et de l’hypocrisie autour de la maladie. June découvre le monde tel que Finn le vivait, et ses secrets, jalousement conservés par ceux qui ne voulaient pas que cela se sache…

Carol Rifka Brunt nous entraine ici au cœur d’une histoire émouvante, poignante, déchirante, mais magnifique, très lumineuse. Bien que le thème abordé demeure lourd et difficile, le regard porté par June sur ce parcours est d’une beauté saisissante. June perd son oncle juste avant ses 14 ans. En pleine adolescence, son mentor, son modèle disparait. Même si elle ne se plaint pas de ses parents, elle ne peut s’avouer réellement satisfaite des modèles qu’ils incarnent ou des valeurs qu’ils transmettent. June reconnaît, sans honte, sa fascination pour Finn. Mais si cette dernière allait au-delà ? Alors que son oncle vient juste de la quitter, l’adolescente se confronte à des vérités surprenantes, bouleversantes. Mais Finn, connaissant la jeune fille par cœur et l’aimant profondément, avait tout prévu. June va accéder à des réalités qui vont ainsi transformer sa vie et sa vision des choses. Tel un apprentissage, la petite fille devient jeune femme, passe de l’enfance à l’adolescence dans l’horreur du deuil. Tobby « ami » proche de Finn restera à ses côtés pour l’aider à avancer. Mais elle ignore tout de lui… Peut-elle lui faire confiance ? June s’affirme, s’oppose, s’exprime, s’envole. La jeune femme se rêvant enfant du Moyen-Âge se retrouve plongée dans la réalité de la fin des années 80 et celle d’un mot qu’on ose à peine prononcer : SIDA.

Le SIDA dans son contexte historique le plus brut

Situons le contexte : nous sommes en 1987. L’oncle de June meurt de cette maladie tabou et inconnue. À cette période, la honte imprègne l’entourage des patients préférant taire la réalité. Même si l’on pense que le virus s’introduit dès 1969 aux U.S.A., ce n’est qu’en 1981 qu’elle commencera à faire des ravages. À cette époque, peu de personnes s’informent sur le sujet, on ne nous scande pas la protection lors des rapports sexuels. D’abord perçu comme maladie spécifique aux homosexuels, le monde entier reconnaîtra bientôt que le virus touche « n’importe qui » et ne fait pas de cas de l’orientation sexuelle. En 1987, June l’apprend à plusieurs reprises, nous sommes encore engoncés dans cette vision obtuse et réductrice des choses. Mais en 1987, un premier traitement voit aussi le jour pour les malades. Premier espoir d’une maladie dont on ne guérit toujours pas. Autre point historique : Si Freddy Mercury avait contracté le virus en 1987, il ne l’avouera qu’environ 24 h avant sa mort en 1991. Si j’ai voulu situer le contexte, c’est tout simplement pour mieux expliquer ce que June vit, ce à quoi elle doit faire face. Le portrait que Finn peignit avant de s’éteindre parait dans les journaux et les questions fusent autour de la jeune fille. Elle prend alors conscience d’un secret plus important entourant la vie intime de son oncle.

Toby incarne un personnage extrêmement touchant. Lui, qui connait si bien Finn, personnage central et tellement solaire du roman, mais qui rêve d’en savoir plus face à elle, June qui voudrait apprendre d’autres aspects de la vie de son oncle dans l’intimité. Le deuil, douloureux, se faire par les étapes classiques, mais jamais l’auteure ne laissera les choses en plan ou trainer, déroulant son histoire d’amitié entre les deux êtres esseulés, qui se tisse avec plus ou moins de facilité. Finalement, au-delà d’un deuil, Carol Rifka Brunt nous livre un récit d’amour, d’amitié. L’amour entre deux personnes au quotidien, celui d’un oncle envers sa nièce et vice versa, ou encore l’amour qui peut unir deux personnes souffrant le même deuil. Magnifiquement orchestré le roman se dévore avec avidité. Plaçant en arrière-plan d’autres problématiques de la vie de notre jeune fille, l’auteure nous livre un roman d’apprentissage saisissant. June grandit dans l’épreuve et permet à d’autres d’évoluer également. June, forte et sensible, touchante et aimante, accompagne, aide, prends soin. Elle recolle les morceaux de sa vie, de celle des autres à défaut de pouvoir recoller ceux de son cœur. Mais Dites aux loupes que je suis chez moi présente aussi sous un jour bien à lui, l’amour entre un frère et une sœur, les illusions et désillusions, l’égoïsme et le sacrifice. Finalement, l’auteure nous offre une rencontre avec des personnages nous enseignant énormément.

Une histoire qui touche

Si la dureté de la maladie, de ses conséquences et de son quotidien social est mise en avant, le tout est fait avec un profond respect de l’époque et de ses découvertes. Immédiatement, nous sommes immergés en 1987 et sentons la moindre des vibrations de June, jeune fille perdue parfois dans un imaginaire fantastique, mais qui n’aspire qu’à une chose : la liberté. Cette leçon de courage côtoie la notion de deuil et de devoir, de manière intime, pour ne faire plus qu’un. Si June possède cette chance unique de rencontrer Toby et d’apprendre beaucoup de choses de lui, ce dernier ne peut que s’avouer heureux de passer du temps avec une jeune femme aussi exceptionnelle, au grand cœur et à la luminosité incroyable. Enfin, je termine sur des petits mots intimes : ce roman, bien que coup de cœur, fut véritablement éprouvant pour moi. Si mon histoire personnelle demeure bien entendu différente, je ne peux cacher que je m’y suis beaucoup reconnue. Comme June, je dois faire le deuil d’un oncle. Mais, contrairement à elle, personne du genre de Toby ne peut m’y aider. Les sentiments de la jeune femme envers son oncle m’ont bouleversé, chaviré. J’ai identifié tellement d’émotions, sensations, frustrations. Même si mon oncle ne saurait être comparé à Finn dans bien des domaines, je regrette intensément le temps que nous aurions pu avoir ensemble. Je reste amère de ne pas comprendre, tellement de secrets, plus personne pour les révéler, la clé jetée pour l’éternité. Je ne peux que dédier cette chronique à mon tonton, pardonnez-moi si cela vous semble ridicule…

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Dites aux loups que je suis chez moi se place dans les rangs des chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine. En traitant un sujet fort, le SIDA, l’auteure n’en a pas oublié la lumière apportée par l’amour et l’amitié. Les personnages nous touchent en plein cœur et nous vivons cette histoire en vibrant sur chaque émotion. Un récit poignant et magnifique.

MANOTE

20/20

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CITATIONS« Si j’étais riche, j’achèterais des hectares de bois. Je ferais construire un mur tout autour et j’y vivrais comme si j’étais à une autre époque. Peut-être que je trouverais une autre personne pour y habiter avec moi. Quelqu’un qui accepterait de promettre de ne jamais dire un mot en rapport avec le présent. Je doute de trouver un jour quelqu’un comme ça. Je n’ai encore jamais rencontré personne qui soit capable de faire ce genre de promesse. »

« Un portrait est une photo où quelqu’un choisit à quoi l’on va ressembler. Comment cette personne veut nous représenter. Un appareil photo capture ce qui est en train de se passer au moment où l’on appuie sur le bouton. »

« Ce sont les gens les plus malheureux qui veulent vivre éternellement parce qu’ils considèrent qu’ils n’ont pas fait tout ce qu’ils voulaient. Ils pensent qu’ils n’ont pas eu assez de temps. Ils ont l’impression d’avoir été arnaqués. »

« Je n’étais pas seulement triste parce que je ne faisais pas partie du monde de Toby et de Finn, mais parce qu’il y avait aussi des choses que j’aimais de Finn qui ne venait pas du tout de lui. »

« Peut-être que je suis la personne la plus jalouse de la terre. Peut-être que j’avais envie que Toby entende les loups qui vivaient dans l’obscure forêt de mon cœur.Et peut-être que c’est ce que ça voulait dire. Dites aux loups que je suis chez moi. Peut-être que c’était ça. Peut-être que Finn avait tout compris, comme d’habitude. Autant leur dire où on habite, parce qu’ils nous trouveront de toute façon. Ils nous trouvent toujours. »

31 réflexions sur “[Chronique] Dites aux loups que je suis chez moi de Carol Rifka Brunt

  1. myprettybooks dit :

    Ta chronique est très belle et m’a beaucoup émue. Ton histoire personnelle a l’air d’y avoir fait écho, et cela a du rendre la lecture encore plus marquante. Je suis de tout coeur très heureuse de voir qu’il a été un coup de coeur pour toi également. Quel bonheur qu’il soit maintenant en poche, c’était une merveille que peu de gens lisaient jusqu’à présent et j’ai le sentiment qu’il a enfin la visibilité qu’il mérite. Il fait partie de mes romans préférés. ❤

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    • BettieRose dit :

      Oh oui mon histoire personnelle se reflète sans soucis dans l’histoire, bien sûr avec des différences majeures. Mais les secrets emportés par la mort restent douloureux pour ceux qui restent. June nous raconte cela avec son regard encore jeune, et nous la voyons grandir et s’affirmer avec ses propres sentiments, c’est tellement puissant…
      Je suis ravie aussi qu’il soit de plus en plus lu suite à sa parution poche et souhaitons lui tout le succès qu’il mérite…Merci à toi ❤

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  2. Maxxie dit :

    Ta chronique, déjà, m’a donné envie de verser ma petite larme, je ne vais peut-être pas lire ce livre, mais d’un autre côté, tu m’as happée. Dilemme, souffrir et aimer un beau roman ou faire la politique de l’autruche sans larme ? Dur dur

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    • BettieRose dit :

      Peut-être ne seras tu pas émue au point de pleurer ?
      Je considère qu’il faut accepter toutes les émotions, du moins j’essayer. Et accepter une émotion, c’est la laisser éclater. Exprimer sa tristesse, c’est pleurer, ça ne fait pas de nous quelqu’un de triste. Et puis la magie des émotions procurée par un livre est tellement puissante ❤

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      • Maxxie dit :

        J’ai la larme facile, mais après pourquoi pas un jour essayer. C’est vrai que pour les livres qui me donnent envie de pleurer dès la lecture du synopsis ou d’une chronique, je suis assez lâche haha. Je suis une véritable éponge, mais il faut que je répare ça. Trop de livres qui me plaisaient que j’ai mis de côté, je m’en rends compte à travers tes lectures et à la vue des Top ten de mardi dernier.

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  3. Carnet Parisien dit :

    C’est marrant, dans ta description tu parles de June comme d’une « jeune femme », une « adolescente »… Pour moi, c’était très clairement une enfant, encore éprise de son monde imaginaire et de son amour inconditionnel pour son oncle ! Toby est probablement le personnage que j’ai le plus adoré dans toute cette histoire ❤ Je suis heureuse que tu aies aimé cette lecture, encore plus si elle fait écho à ton histoire personnelle. 🙂 Les livres sont souvent les reflets de nos propres sentiments, je trouve.

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    • BettieRose dit :

      Oh mais clairement c’est une enfant mais plus un bébé. Une jeune fille qui a peur de devenir jeune femme et d’assumer le monde adulte. Son imaginaire est puissant mais ne parvient pas à la protéger de la peine de cette perte…Et la fillette/jeune fille se voit alors devenir jeune femme, elle bascule dans ce monde adulte si difficile où les réalités, les mensonges et complots ne sont pas tous bons à entendre.
      Toby est vraiment touchant, oui. C’est un beau personnage, quelqu’un qu’on aurait aimé rencontré.
      Et oui, cette histoire à fait écho à la mienne, tu as raisons, souvent les livres reflètent nos sentiments. En tout cas c’est ainsi qu’on parvient à s’y identifier le mieux.

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        • BettieRose dit :

          En fait, j’ai employé le terme de jeune femme pour vraiment parler du cap de l’adolescence. Je suis d’accord avec toi sur sa naïveté mais au cours des découvertes, on sent qu’elle la perd et que du coup, elle se doit de considérer les choses d’une autre manière. Notamment par rapport à sa soeur et ses rapports à elle. Tu vois ce que je veux dire ?
          Et oui, un vrai sujet car nous percevons et interprétons tous à notre manière et c’est ce qui fait la beauté des échanges littéraires ❤

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  4. La route des lecteurs dit :

    Magnifique chronique ❤
    Moi aussi, ce roman me tentait déjà en grand format grâce à Pretty Books. Quand j'ai appris qu'il sortait en poche, j'ai été plus que ravie ! 🙂 Je me le suis procuré au mois d'août et j'ai hâte de moi aussi, lire cette histoire qui a l'air vraiment touchante.

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